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Tout l’après-midi Smut s’est fait de la bile, savoir si l’Enterprise sortirait bien. D’après lui, Fletch lui avait promis de rester à jeun, mais on pouvait pas beaucoup compter sur Fletch. Pour un rien il filait chez les bootleggers. Arrivé quatre heures, Smut il en pouvait plus, si bien qu’il voulait faire un saut jusqu’à Corinth voir comment Fletch s’en tirait. Mais il en était encore à chercher ses clés de camion quand on a entendu une voiture s’amener. C’était Astor LeGrand, et il avait Fletch avec lui.
Fletch a ouvert la portière et il est descendu. Il était pas reluisant, ça se voyait bien qu’il était à jeun. Il était long et mince comme gars, avec des vraies valises sous les yeux et des lèvres toutes jaunies par le tabac. Il laissait les cigarettes lui brûler les lèvres avant de les jeter.
Il tenait deux journaux à la main et il faisait des grands signes avec. « Tiens, Smut. Sorti à l’heure, comme promis. Je t’en ai amené deux exemplaires, là.
— Tu les as bien expédiés ? » Smut lui a demandé. Je crois qu’il avait peur que Fletch ait juste composé ses pages en se contentant d’en sortir deux ou trois exemplaires, avant qu’il lui vienne une grosse envie de sortir prendre une biture.
« Chaque putain d’abonné recevra son journal demain matin, et si jamais il veut pas le lire il peut bien aller au diable. » Fletch s’était pas assis. Il restait là les bras ballants, à gigoter des épaules. Il arrêtait pas de nouer et dénouer ses doigts.
Smut a ouvert le journal. « Je te donne un verre dans une minute, Fletch. Et vous, m’sieur LeGrand, ça va comme vous voulez ? »
Astor LeGrand s’est posé sur un des barils à clous. « Rien d’extra, merci. »
J’ai ramassé l’autre journal que Fletch avait sur les genoux. Je suppose que Fletch il avait pas beaucoup de nouvelles ce jour-là. Presque tout le journal était sur l’ouverture de la boîte. Il avait une colonne là-dessus en première page. En gros, ça disait que le River Bend Roadhouse serait ouvert au public samedi 28 octobre, et ça continuait sur Smut et ce qu’il voulait faire. En plus il y avait d’autres petits articles sur qui allait travailler là-bas. « M. Matthew Rush a accepté un emploi de serveur chez M. Richard Milligan au River Bend Roadhouse. M. Rush est bien connu dans les environs de Corinth et a passé le plus gros de son existence ici. Il prendra ses nouvelles fonctions à compter de demain. » Les autres étaient à l’avenant. Il y avait un tas de baratin sur monsieur Milligan, comme quoi il avait dirigé plusieurs roadhouses et tavernes sur la côte Pacifique, de la Californie du Sud à la Colombie britannique. L’article ajoutait qu’il était amplement qualifié pour servir le public.
En dernière page il y avait notre annonce, qui prenait toute la place :
grande cérémonie d’ouverture samedi 28 octobre.
River Bend Roadhouse M. Richard (Smut) Milligan annonce qu’il se fera un plaisir d’offrir au public : Poissons Supérieurs et Fruits de Mer, Steaks Garnis, Service Drive-ln et Essence, Dancing, Rythmes Endiablés et Autres Choses Variées, à son établissement au coin de River Road et Lover’s Lane. Pensions Spéciales Pour Touristes, Chambres. Smut Milligan jouit d’une grande expérience dans la Restauration, etc., et promet un vrai régal à tous ceux qui visiteront son établissement. Il a, pour ce faire, engagé les services compétents du personnel suivant : M. Jack McDonald, Caissier ; M. Walter Honeycutt, Maître d’Hôtel ; Dick Pittman, Service Drive-ln et Auto ; Matthew Rush et Sam Hall, Serveurs ; Rufus Jones et Johnny Lilly, Cuisiniers. Nous attirons plus particulièrement votre attention sur Rufus Jones, qui sera en charge des cuisines. La réputation de Rufus pour ses steaks n’est plus à faire. Il a cuisiné pour Alpha Beta 9 à l’Université de Chapel Hill, pour le Washington Duke Hôtel à Durham, et pour la Compagnie Pullman. [On oubliait la tambouille pour les bagnards de Scotland County, mais je suppose qu’il y a des choses, vaut mieux pas s’en rappeler.] Nous sommes tous très impatients de vous servir.
touristes, attention ! Nous mettons à votre disposition des logements individuels avec éclairage, eau courante, matelas moelleux et tout le confort moderne, essayez-nous !
J’avais fini de lire, que Smut était encore le nez dedans. J’ai regardé Fletch Monrœ. On aurait dit qu’il marchait sur des aiguilles, à se balancer d’un pied sur l’autre comme ça. Il arrêtait pas de bouger des épaules, et il avait le coin des lèvres qui remuait, comme une bonne femme quand ça la démange de mettre son grain de sel dans une conversation mais qu’elle peut pas. Finalement Smut a fini de lire, et il a fait : « C’est bien, Fletch. Si on allait te chercher un coup à boire ?
— Ça mon pote, j’en ai salement besoin ! » qu’il a dit Fletch, et ils sont entrés à l’intérieur. Je les ai suivis, mais Astor LeGrand est resté où il était.
J’avais rien d’autre à faire, alors je suis resté là avec Smut et Fletch, à regarder Fletch boire son coup. Smut lui a sorti une pinte de rye pas terrible et Fletch a entrepris de siffler ça, à la bouteille. Il buvait un coup d’eau entre deux gorgées de whisky. Ses lampées à lui, j’ai jamais vu personne en prendre des si grandes. Il en a juste pris trois en une demi-heure de temps, et la pinte était vide. Ça l’a requinqué. Il a arrêté de se tordre les doigts, et ses épaules se sont calmées. Fletch causait à Smut, la façon que les affaires allaient marcher, à son idée. Je voyais bien que Smut l’avait assez vu. Maintenant que le journal était sorti et que c’était réglé, Smut il avait qu’une envie, c’est que Fletch se barre. Il avait mis la radio à jouer très fort et faisait mine de pas entendre ce que Fletch lui demandait. À force, Fletch s’est fatigué, il est resté là à parler tout seul et à fumer.
Au bout d’un moment, Smut a regardé Fletch. Voyant que la pinte était vide, il est passé derrière lui chercher une autre bouteille. Une plus grande, ce coup-ci, qu’il a tendue à Fletch. « Tu ferais bien de te rentrer, Fletch. Des fois que tu deviendrais saoul et que tu te rendes malade. On peut pas aller chercher le docteur, d’ici. Astor va te reconduire. »
Fletch a mis sa bouteille sous son bras en maugréant. Il faisait une tête, on aurait dit qu’il essayait de se rappeler quelque chose qui remontait à bien longtemps. Il est sorti, et tout de suite après j’ai entendu Astor démarrer la voiture. Je me demandais comment ça se faisait qu’Astor LeGrand avait amené Fletch. C’était un grossium, à Corinth, pas le genre à faire le taxi.
Le lendemain il faisait chaud pour octobre, et je me suis dit que finalement on aurait peut-être du monde le soir, si ça se maintenait. Quand il fait chaud comme ça, les jeunes ils peuvent pas tenir en place, et il leur fallait bien un endroit où aller faire quelque chose. La chaleur si tard en automne, ça les exciterait plus que la chaleur en été, quand il est censé faire chaud de toute façon et que les gens restent chez eux à moitié à poil, résignés. Je me disais qu’il y avait des chances qu’ils viennent nous voir.
L’ennui, c’est qu’il y avait un grand match de football à Durham dans l’après-midi. Le genre qui attire toujours beaucoup de monde de Corinth. Il y a des gars qui ont qu’une chemise à se mettre qui font des économies pour aller à Durham ou Chapel Hill voir un match. Spécialement si c’est contre une équipe du Nord. Dans ces cas-là, les filles leur font toujours la comédie pour qu’ils les emmènent voir le match. En automne, une fille se fait sa réputation au nombre de matchs de foot où elle a réussi à se faire amener.
Le matin du grand jour j’étais assis dehors sur une petite chaise en bois peinte en vert (Smut avait rentré les barils à clous dans le garage ; on s’en servirait plus, qu’il disait, parce qu’ils faisaient pas assez bien pour un roadhouse), et je lisais le Charlotte Observer. A la page des sports ils disaient que si le temps se maintenait à la chaleur comme ça, l’équipe qui recevait allait gagner. Les Yankees la chaleur ça les fait fondre, quand ils doivent descendre par ici, et les Yankees qu’on a dans nos équipes gagnent parce qu’ils s’y sont habitués, à force. Dans le journal ils disaient qu’il y aurait un monde fou à cette rencontre. Je me disais qu’on aurait peut-être un peu de monde, avec les gens de Caroline du Sud qui monteraient à Durham par River Road.
Et de fait, il y a eu une circulation du diable sur cette route toute la journée. De onze heures à midi on a eu pas mal de monde, on a bien dû vendre dix ou douze pintes de gniole, et beaucoup d’essence. Ça nous a occupés un moment, mais dans l’après-midi les choses se sont calmées.
Pas mal d’ouvriers de la filature sont venus renifler la taule. Ils avaient l’air intimidé au début, comme s’ils se sentaient pas à leur place dans ce roadhouse flambant neuf, mais la plupart achetaient un peu de gniole quand même. Bientôt à les voir on aurait dit qu’ils avaient passé toute leur vie dans un roadhouse. Ils allaient dans la petite salle marquée privé jouer aux machines à sous et rouspéter après, comme d’habitude. Comme les billards électriques étaient légaux, ils pariaient sur les parties. Certains se mettaient sur les banquettes et jouaient au poker. Ils se tenaient un peu plus tranquilles que d’habitude.
Côté fermiers, on a pas fait grand-chose avec eux ce jour-là. Je crois que ça avait fini par se savoir que Smut avait laissé épuiser son stock de provisions et bricoles du genre clous, cordeaux de plantoirs ou godillots. Une poignée de culs-terreux s’étaient quand même pointés, mais surtout par curiosité. Tous ils aimaient entendre le nickelodeon. Ils tiraient à pile ou face, savoir celui qui mettrait le nickel dans la fente. Quand un morceau finissait, ils pariaient encore un coup et remettaient un autre disque. Ce qui leur plaisait c’était les disques de hill-billy lugubres chantés par un de ces bouseux des collines. Leur préféré c’était un nommé Basil Barnhart, le Baryton de Bear Mountain. C’était rudement dommage que les ours l’aient laissé s’échapper.
Mon nouveau boulot me changeait de ce que je faisais avant. Fallait que je mette une cravate et que je reste assis derrière la caisse. Matt et Sam, les serveurs, avaient chacun un petit bloc de papier à lignes pour écrire ce que devait le client. Le client était censé me donner le ticket et payer. Ensuite je prenais les tickets et je les plantais sur un long truc comme un clou à l’envers. Quand on fermait le soir je devais les additionner, et fallait que ça fasse juste le compte qu’il y avait dans le tiroir-caisse. Après ça, fallait encore que je retouche les menus, mais ça c’était pas bien foulant. Durant la semaine on avait pas l’intention d’en changer souvent. Mais pour l’ouverture on avait une longue liste de trucs qu’on pouvait servir.
Il a commencé à faire nuit et on avait toujours vu personne à part les habitués du samedi soir, ceux de la filature et les glandeurs de Corinth. Ils avaient déjà un coup dans le nez, la plupart, mais ils se tenaient toujours tranquilles. J’y comprenais rien. Wilbur Brannon était dehors, en train de causer avec Dick Pittman. Smut est sorti de la cuisine et il m’a rejoint. Il a posé les coudes sur la table où qu’était la caisse enregistreuse. « C’est pas la foule, jusqu’à présent. » Il avait l’air un peu inquiet. Il s’était mis sur son trente et un : costume noir, une chemise blanche propre et un nœud pap’noir. Il présentait bien, à part ses cheveux, qu’avaient besoin d’être coupés. Il avait toujours l’air d’un dur, vu que son costume était un peu étroit et que ses épaules semblaient vouloir faire craquer les coutures.
« Il est pas tard », je lui ai fait en regardant l’horloge derrière moi. Une grande horloge au mur qui faisait de la publicité pour Bruger’s Aie. « Juste six heures et demie.
— Je sais bien. Mais tout ce qu’on a eu jusqu’à présent, c’est nos habitués. Et j’ai trop investi ici pour espérer jamais le récupérer avec eux. »
Côté affluence ça s’est pas arrangé, et vers neuf heures et demie j’étais toujours assis à faire les mots croisés que j’avais trouvés dans un vieux journal du dimanche. Comme ça se présentait, on aurait bien dit que j’allais avoir tout le temps de les finir même sans dictionnaire. Smut est revenu au comptoir. Il a dénoué son nœud d’un coup sec, comme si ça le serrait de trop. « Bon, ben c’est le bide, on dirait. » Aussi lugubre qu’un jeune prédicateur qu’on aurait juste expédié dans une paroisse en montagne.
« Ça sert à rien de te décourager si tôt dans la soirée, je lui ai dit. Tu sais bien qu’avec l’ancienne boîte, le coup de feu c’était toujours à compter de dix heures. »
Il est allé se chercher une tasse de café en maugréant. C’est vrai que ça irait mal pour son matricule si personne d’autre se pointait, que ceux de d’habitude. Suffirait d’un mois comme ça pour lui faire mettre la clé sous la porte. Du coup, je commençais à m’en faire, moi aussi. J’allais en être de ma place, si la boîte démarrait pas un peu mieux que ça.
Je crois qu’il était un peu passé dix heures quand les deux voitures sont arrivées dehors. On a klaxonné et je suis sorti. Pas pour les servir, mais juste histoire de me dégourdir. Ça faisait trois heures que j’étais vissé sur ce tabouret. Les voitures avaient des plaques de Caroline du Sud, et au clair de lune comme ça je voyais bien que c’étaient des gens qui revenaient du match à Durham. Rien qua leur touche. Dick Pittman était à une des voitures en train de prendre leur commande. J’ai entendu celui qui conduisait faire comme ça : « Ça me donne toujours bon appétit quand ces damnés Yankees descendent par ici se faire mettre une raclée. Je veux un steak sandwich avec tout le tintouin dessus, et une tasse de café. » La femme à côté de lui a fait : « Donnez-moi un steak sandwich aussi, et je voudrais un verre de lait, mais je me demande si ça passera bien, avec tout le whisky que j’ai bu cet après-midi.
— Pas de lait, l’homme lui a dit. On va s’en jeter un, pas plus tard que maintenant.
— Si c’est le cas, qu’elle a fait la bonne femme, alors on reste ici jusqu’à ce que celui qui nous ramène dessaoule un peu. Moi je roule pas avec un ivrogne au volant.
— Moi, plus j’en ai un tour, mieux je conduis », le type a dit.
Il y avait encore quatre personnes à l’arrière de la voiture. Un homme à la fenêtre de mon côté, et une fille entre lui et le couple qui se bécotait de l’autre côté. L’autre fille était sur les genoux de son mec. À les voir, ça faisait une paye qu’ils s’étaient pas vus. La façon qu’ils se boujoutaient et qu’ils se suçaient la fraise, il y avait de quoi vous retourner l’estomac. Ils étaient trop occupés pour décoller les ventouses, mais l’autre couple à l’arrière a commandé des steak sandwichs pour tout le monde. Un steak sandwich coûtait quarante cents, et là ça en faisait six. Deux dollars quarante en une fournée. Je me suis dit, encore quelques bagnoles comme ça et on sera pas si mal.
Je me suis rentré, et Dick a pas tardé à rappliquer. Il est allé par-derrière en poussant la porte à battants qui donnait sur la cuisine. « Huit steak sandwichs, deux au fromage américain, grillés, un gruyère sur seigle, une portion de frites, un jus d’ananas, deux jus de tomate et treize cafés », il a beuglé. Sur ce, quelqu’un d’autre a klaxonné dehors et Dick est ressorti aussi sec.
Smut était devant le comptoir, un peu plus loin que moi, à causer avec Badeye Honeycutt. En entendant Dick hurler sa commande il a plaqué Badeye pour venir me retrouver. Il avait l’air nettement plus guilleret. « Pas mal, comme commande.
— Pas mal », j’ai dit. Il s’est assis au comptoir et il a pris un menu qui traînait.
« Passe-moi un crayon, Jack. » Et il s’est mis à faire des additions au dos du menu. Il a fini de calculer et il m’a lancé le crayon. « Cinq dollars tout rond, que ça fait. Va probablement leur vendre un peu d’essence, et pis sûrement de la gniole. » Du coup il a remis son nœud en place en tordant du cou. Il s’est levé et s’est regardé dans la glace accrochée au mur derrière le comptoir, en redressant les épaules. « Merde, tu vas voir que ça va marcher du tonnerre. » Et il est reparti vers la cuisine.
C’était que le début. Les gens du match de foot n’ont pas arrêté de défiler, et la bouffe fallait pas leur en promettre. Ils achetaient essence et gniole en quantités égales. Sur le coup d’onze heures, toute une bande de jeunes nous est tombée dessus, avec leurs poules. Ils arrivaient de Corinth. Ils ont pas plus tôt repéré le nickelodeon dans la salle de bal qu’ils se sont mis à le faire marcher, et puis à danser. On faisait rien payer à l’entrée, mais une fois dedans ils dépensaient pas mal. Ils dansaient un moment, et après ça ils allaient s’asseoir sur les banquettes et commandaient quelque chose à boire et à manger. Avec eux, le bastringue arrêtait pas.
Mais ceux qui dépensaient le plus cette nuit-là, c’est encore les types qui bossaient à l’atelier de bonneterie, à Corinth. C’étaient des jeunes, pour la plupart, parce qu’il y a qu’un jeune qui puisse y voir assez pour travailler sur une machine à coudre. Je crois qu’ils se faisaient dans les quarante dollars la semaine en moyenne, à peu près autant qu’on en gagne en un mois à la filature. La plupart, leurs yeux les lâchaient arrivés à la trentaine, et on pourrait croire qu’ils auraient mis de l’argent de côté en prévision de ce jour-là. Mais pas un seul mettait un sou de côté. Ils avaient tous des belles bagnoles, et la plupart s’arrangeaient pour tomber sur des filles qu’étaient des vraies croqueuses. Et pour en croquer elles en ont croqué sur le dos de leurs jules, cette nuit-là, mais c’est surtout Smut Milligan qui en a profité.
De Corinth il en est venu d’une autre sorte, cette nuit-là, juste pour voir. C’étaient ceux supposés être des gens comme il faut, mais qui aiment bien faire péter un bouton de col de temps en temps. Et quand personne regarde de leur côté, qui aiment bien embrasser la femme du copain, lui pincer le derrière et laisser traîner une main sur sa cuisse, toujours accidentellement, bien entendu. Ceux-là ils restaient tous dans leur voiture, parce qu’ils pouvaient mieux se beurrer la hure en privé, là dehors. Parce que, une supposition que ça se sache en ville qu’ils picolaient et faisaient la faridon, ça les mettrait dans une drôle de mouscaille à l’église et avec les gens bien. Il y a une différence entre les gens bien et les-gens qui sont juste comme il faut. Les gens bien sont ceux qui prennent le plus de précautions pour que les autres sachent pas qu’ils picolent. Il y en avait quelques-uns à Corinth.
Les voitures continuaient d’arriver là-dehors, et Dick Pittman il avait plus de jambes, à essayer de prendre toutes les commandes. Matt et Sam savaient plus où donner de la tête, avec les clients à l’intérieur ; moi-même j’arrêtais pas, et Badeye s’occupait du comptoir. Chaque fois que Dick ouvrait la porte de la cuisine pour beugler sa commande, on entendait les cuistots s’engueuler, alors je suppose que ça chômait pas non plus par là-bas.
Finalement, Smut a bien vu que Dick pouvait pas l’étaler tout seul là-dehors. Il a envoyé Badeye lui prêter renfort. Badeye ça lui plaisait pas, mais Smut pouvait pas faire autrement. Lui, il fallait bien qu’il reste à l’intérieur pour surveiller. Il a remplacé Badeye au comptoir.
Il est venu de plus en plus de monde. C’est vers minuit qu’il y en a eu le plus et qu’ils ont fait le plus de raffut. Astor LeGrand et Baxter Yonce se sont ramenés à ce moment-là, pendant le coup de feu.
Ils ont regardé la cohue un moment. Ensuite Astor LeGrand est venu s’asseoir sur une chaise juste en face de la caisse, là où il pouvait se faire une petite idée de combien d’argent on ramassait.
Baxter Yonce est resté debout où il était, près de l’entrée au comptoir. En levant les yeux il a vu les peintures, et ça l’a fait comme qui dirait loucher. Il a sorti son étui et il a mis ses lunettes.
Baxter Yonce gagnait beaucoup d’argent ; il avait le plus grand garage et la plus belle concession automobile de Corinth. Il était rouge de figure, comme quelqu’un qui boit beaucoup. C’était le cas. Il était pas aussi petit qu’il paraissait, il était tellement large et trapu que ça le rapetissait. Les habits qu’il portait étaient toujours de première qualité, mais vous auriez bien été en peine de vous les rappeler le lendemain. C’était ce genre de vêtements. Il fumait toujours le cigare et il avait trois bagues à la main gauche, dont une chevalière en onyx avec un Y blanc au centre. Baxter s’est approché de là où j’étais et il a appuyé son coude droit sur le présentoir où on gardait les cigares et les cigarettes.
« Ben mon vieux ! il a fait. On dirait que la boîte va marcher, finalement. J’aurais jamais cru.
— Ça marche bien ce soir, j’ai fait. Tous les gens qui reviennent du match, c’est une des raisons.
— La moitié de Corinth est ici. Et en arrivant, j’ai vu des voitures de Blytheville parquées dehors, et de Seven Springs. » Il mâchait puissamment le bout de son cigare.
« C’est quand même les supporters de foot qui ont fait démarrer tout ça, j’ai dit. Ils se sont arrêtés casser la croûte. Les autres voient les bagnoles garées devant, ils s’arrêtent fatalement voir ce qui se passe.
— Oh, sûr. Tu passes devant un endroit avec plein de voitures dehors et des lumières tamisées dedans, c’est sûr que tu t’arrêtes voir ce qui se passe. »
Ça devait être ça. En tout cas, comme ouverture c’était réussi. On avait eu tout Corinth, à part les gens bien et les négros. Et puis tout le monde avait claqué beaucoup d’argent.
Au bout d’un moment, ça s’est quand même calmé. À deux heures et demie tout le monde était parti, sauf Astor LeGrand et Wilbur Brannon. Wilbur de toutes les manières il se couchait pas de la nuit. On voyait bien qu’il était tout content que ça se soit passé si bien. Il aurait un endroit où traîner tard la nuit. Le week-end, tout au moins. Astor LeGrand il était du soir aussi. Mais c’était pas pour ça qu’il traînait si tard, cette nuit-là. Il était supposé être avocat, niais il exerçait pas des masses. Il avait ni position officielle, ni titre ni rien dans le Parti 10, mais c’était quand même lui qui faisait tourner la machine politique dans le comté. C’était lui le boss. Une supposition que vous vouliez un emploi avec le comté, avec l’État, ou le gouvernement fédéral, il vous fallait une recommandation d’Astor LeGrand. Et une fois nommé, fallait lui remettre une certaine somme. Il pouvait se permettre ce genre de pratiques parce qu’il contrôlait les votes dans le comté. Je ne sais pas exactement comment il s’y prenait pour les contrôler, mais vous aviez qu’à regarder, celui avec le soutien d’Astor LeGrand était toujours celui qui gagnait. Même que des fois c’était rudement coton de savoir qui il soutenait.
LeGrand a pas l’air d’un politicien, et il cause pas comme on s’attendrait non plus. En fait, il ouvre la bouche que quand il peut pas faire autrement. Il s’en va jamais baratiner les gens ni leur donner des tapes dans le dos, et il vous parle que si vous lui adressez la parole. Il est pas bien grand, et vu dans une foule il aurait tout l’air de l’homme de la rue, là, celui que les politiciens nous rebattent toujours les oreilles avec. Il avait toujours sa langue plantée dans sa joue, l’air pince-sans-rire, comme s’il était en train de penser à quelque chose qui allait le faire éclater de rire la seconde d’après. Avant il venait de temps en temps à la station-service, juste comme ça. Il disait salut à Smut et ça s’arrêtait là. De temps en temps, il passait la carrée en revue, comme si elle lui appartenait. Des fois quand il y avait du monde il était là, assis d’où il pouvait surveiller la caisse.
Astor LeGrand était au comptoir en train de boire une tasse de café et de fumer une cigarette. Wilbur Brannon était sur le tabouret à côté de lui, et Smut derrière eux, les mains appuyées sur le comptoir. Je me suis levé de mon tabouret derrière la caisse histoire de me dégourdir. J’en avais plein les fesses, d’être resté assis comme ça si longtemps.
« On dirait que tu t’es trouvé la bonne affaire, Smut, Wilbur a fait comme ça. Enfin, si on en juge par ce soir.
— Plus de populo que de pognon », Smut a dit. Et il m’a fait un clin d’œil. Si Astor se mettait dans l’idée qu’on baignait dans l’oseille, c’était mauvais pour lui. Des fois qu’il le fasse trop raquer pour sa protection.
Astor s’est levé et il a étiré ses deux bras au-dessus de sa tête. Sa cendre de cigarette m’est tombée sur la jambe de pantalon, parce que j’avais le pied posé sur le rail à côté de lui. Il s’est penché pour la brosser.
« Excuse-moi, Jack. » Là-dessus il a bâillé en tapotant bien devant sa bouche avec la main, et il est sorti par-devant.
« Partez pas déjà, m’sieur LeGrand », Smut a appelé après lui. Mais il était parti. Je voyais bien que Smut était content qu’il s’en aille, et qu’il aurait bien voulu que Wilbur en fasse autant.
Mais Wilbur est resté encore quinze ou vingt minutes à bavasser. Smut arrêtait pas de bâiller, et il a fini par me donner envie à moi aussi. On était là tous les deux devant Wilbur à lui bâiller sous le nez. Finalement il a quand même saisi, et il a fait : « Bon »
— bâillement – « Faudrait peut-être » – bâillement
— « que je me rentre » – bâillement – « J’ai sommeil. » Il a encore bâillé un coup, et il s’est levé.
« Content que ça marche aussi bien que ça pour toi, Smut. J’espère que ça continuera.
— Merci. » Wilbur est sorti et Smut s’est arrêté de bâiller aux corneilles.
« Croyais bien qu’ils allaient jamais rentrer chez eux. Maintenant on va pouvoir compter combien qu’on a fait ce soir. »
Il est allé chercher le clou avec le tas de tickets piqués dessus. Il était plein jusqu’en haut, et j’en avais un autre tas dans le tiroir-caisse. Je les avais retirés du clou déjà une fois dans la soirée, quand il restait plus de place dessus. Smut a pris un crayon et du papier, et il a poussé les tickets vers moi.
« Vas-y, annonce. »
Ça nous a pris du temps. Une fois terminé, la recette de la soirée se montait à un peu plus de trois cents dollars. À mon idée, il y avait plus de la moitié de bénéfice. Et c’était sans compter le nickelodeon et les machines à sous.
« Pas mauvaise, la soirée, Smut a fait. Pas mauvaise du tout.
— Les gens du match, ça nous a aidés.
— C’est vrai, et c’est des choses on peut pas compter que ça se reproduise trop souvent. Mais plus tard, quand les gens auront pris l’habitude de venir ici, y aura d’autres choses qui me rapporteront de l’argent.
— Comme quoi, par exemple ?
— Les cabines, tiens. Ce soir, j’en ai juste loué deux. Un dollar chacune. Dick Pittman m’a dit qu’elles ont pas servi plus d’une demi-heure, ni l’une ni l’autre.
— Si les bondieusards de Corinth apprennent que tu loues tes cabines à des gens qui sont pas mariés, ils nous feront fermer, j’ai dit.
— Je me chargerai d’eux.
— Comment que tu feras ?
— Je me chargerai d’eux. S’ils s’avisent de mettre le nez dans mes affaires, j’ai de quoi en faire chanter plus d’un à Corinth, méthodistes, baptistes, et des distingués, en plus. »